Aerith&Ephraïm

C'était le grand jour de la décennie. Plus de dix années que les Hopkins avaient franchi la frontière maudite, suivi le chemin unique qui jamais ne permettait de faire demi-tour. Dix ans qu'ils vivaient dans cette bulle hors du monde là où l'épée de Damoclès menaçait chaque jour de sa lame létale. Un jour déjà bien triste auquel s'ajoutait l'anniversaire morbide de la disparition de leurs parents. Ephraïm s'en souvenait comme si c'était hier. C'était la même date, à peu près à la même heure, pas la même année cependant. Ils étaient tous les quatre réunis dans la maison qu'on leur avait attribué et tentaient tant bien que mal de s'adapte à cet étrange nouveau quotidien. Quand on n'était pas né à Ojai, la vie là-bas vous paraissait lente et infinie. Vous avez l'irrépressible sensation que le temps s'est arrêté et qu'importe ce que vous ferez, jamais il n'avancera jusqu'au moment où vous partirez enfin vers votre véritable foyer. Même après dix années, Ephraïm se sentait toujours prisonnier et particulièrement à cet instant précis. Il était devant l'énorme grille du cimetière qui était tout de même trop conséquent pour la taille relativement modérée du village. Ici reposaient toutes les personnes qui avait subi la malédiction – qu'elle soit d'ordre divine ou criminelle. Le dépanneur n'avait toujours pas mis la main sur la vérité car il était persuadé que ses larcins n'atteignaient pas les bonnes personnes. Dans la grande histoire de la vie, il fallait toujours viser les personnes en haut de l'échelle mais à Ojai c'était peine perdue tant les faits et gestes de chacun étaient pratiquement su dans l'heure. S'infiltrer quelque part était déjà assez difficile d'autant plus qu'il devait jouer le rôle de l'homme dévoué, chose qu'il détestait par-dessus tout.

Il répugnait également à pousser cette grille grinçante tous les ans. Il ignorait comment Aerith était capable de travailler dans une telle ambiance, il se demandait même quelle folie l'avait pris quand il avait accepté le job. Son jumeau était un artiste, un danseur émérite, un homme humble, sage et discret quoiqu'il lui connaissait également quelques défauts. Comment supportait-il la compagnie des morts enterrés et le silence qui régnait dans ce royaume de la faucheuse ? Ephraïm se rendit compte alors qu'il ne s'était jamais inquiété du bien-être de son frère, du moins qu'il ne s'en était jamais enquis depuis leur arrivée. Il n'avait jamais été l'exemple de l’aîné parfait qui gardait toujours un œil protecteur sur sa moitié. Peut-être qu'Aerith lui en tenait rigueur, peut-être que non alors jamais il ne souhaiterait le savoir. Comprendre la détresse de son frère serait le fardeau de trop. Tandis qu'il marchait lentement à travers les allées, les mèches de sa nuque étaient balayées d'une légère brise qui n'était pas s'en rappeler une atmosphère digne des films d'horreur. Heureusement qu'Aerith n'était pas trop farceur parce que lui-même se serait donné à cœur joie d'effrayer son frère en d'autres circonstances. Lorsqu'il parvint enfin aux deux tombes voisines, il n'était pas encore là. Peut-être était-il retenu par quelque chose dans son bureau quelque part entre ces grilles ? Déglutissant difficilement, Ephraïm sentit une légère suée glisser le long de son dos. Quelqu'un n'avait pas traversé le panneau n'est-ce pas ? Il n'y avait pas de nouvel arrivant. Les mains moites, il se frotta le visage quelques instants pour reprendre ses esprits. Il se sentait terriblement mal et une légère nausée le guettait depuis déjà trop longtemps. Son regard vert traînait tout autour de lui à la recherche de cette silhouette familière. Parfois ses yeux descendait jusqu'aux pierres tombales qui semblaient sonder son esprit : « J'ai promis de faire attention à lui, il est juste en retard... » Il s'en persuadait lui-même. Mais la pression fut suffisamment lourde pour qu'il éprouve le besoin de s'accroupir un instant. N'avait-il pas oublié quand même ? Une seconde, trente, trois minutes, dix passèrent peut-être quand il aperçut enfin le corps semblable au sien qui s'approchait. Aerith était plus fin mais plus musclé alors que lui était plus massif mais la musculature était moins gracieuse et plus brute. La mâchoire serrée, Ephraïm parcourut la distance qui les séparait en quelques enjambées avant de pousser violemment son frère en arrière, ses deux mains sur ses épaules. « Qu'est-ce que tu foutais, t'es dingue ou quoi ? »

Real, happy and healthy, strong and calm
Where does the good go ?

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Travailler au cimetière n'était pas l'avenir dont j'avais rêvé à seulement 17 ans. Être gardien de cimetière n'était pas la fin heureuse que j'avais tant espéré depuis la sortie du lycée. Je me voyais danseur professionnel à cette époque. Aujourd'hui, ma vie était tout autre à Ojaï. Mon avenir rêvé n'était qu'un souvenir passé. Je travaillais dur au cimetière et arrondissait quelque fois les fin de mois avec un autre job s'approchant un peu plus de ma passion. Cependant, j'avais appris à apprécier la mort. J'appréciais le silence qui s'en dégageait. Elle me faisait me sentir vivant. J'étais vivant. Mon frère également. Seuls nos défunts parents étaient passé de l'autre côté. La faucheuse, cette malédiction, les avait emporté de cette terre et je les croisais tous les jours. Je nettoyais leur dalle presque tous les jours et je pensais à eux constamment. Il m'arrivait même de venir leur parler lorsque je ne pouvais pas le faire avec mon jumeau. Bien qu'Ephraïm était le meilleur des frères, bien qu'il soit le dernier membre de ma famille, je ne pouvais pas toujours me confier à lui car il n'était pas l'homme de la situation. Nous avions chacun nos petits secrets et je préférais uniquement partagé certains d'entre eux avec mes parents décédés.

Je ne savais pas pourquoi cette journée était toujours signe d'appréhension. Cette date ma hérissait dès les premières secondes après mon réveil. Je n'avais pas vu mon jumeau de la journée et je me doutais que je ne le verrais pas avant notre rendez-vous annuel au cimetière. Travaillant sur place, je n'attendais que sa venue, étant le reste du temps dans un état pitoyablement triste. Je n'avais rien hormis ouvrir les grilles du cimetière. Je me tournais les pouces, regardant l'heure défilé sans pour autant bouger de mon fauteuil. J'appréciais la compagnie des morts mais en cette journée funèbre, je les aurais bien changé contre un peu plus de vie. Le cœur battant la chamade, je suffoquais à moitié en constatant l'approche du moment fatidique. Chaque année, à la même heure au même endroit, nous nous retrouvions mon frère et moi devant les pierres tombales de nos parents, le jour même de leur décès. Nous avions mis en place ce rituel et chaque année, sans que nous en reparlions, nous nous retrouvions constamment au cimetière.

Il était temps. Temps pour moi de sortir de mon bureau et d'affronter la réalité. Pourtant, je ne pouvais bouger. Mon appréhension me paralysait. Comme chaque année, j'avais cette douleur au ventre. Comme tous les ans, je souffrais en silence de devoir venir les voir le jour même de leur mort. Maudite malédiction ! Je la haïssais autant que mon frère détestait Ojaï. Prenant une grande bouffée d'air, je me levais, comptant mes pas jusqu'à la sortie. Quinze, seize, dix-sept, dix-huit. Je voyais Ephraïm au loin. Son air aigri ne signalait rien de bon. Je continuais d'avancer dans sa direction. Dix-neuf, vingt, vingt-et-un, vingt-deux. Il suffit que je détourne mon regard une seconde du sien pour que je le retrouve face à moi, me poussant en arrière de ses deux mains sur mes épaules. « Qu'est-ce que tu foutais, t'es dingue ou quoi ? » Je ne comprenais ce qu'il voulait. Pourquoi réagissait-il ainsi ? Toujours poussé par mon aîné de quatre minutes, je finis par tomber sur le cul, trébuchant sur l'une des nombreuses tombe. Je ne lâchais pas son regard, percevant alors ses sentiments à travers sa pupille bleutée. « Je, je suis désolé, Eph'. » Lui répondis-je m'abaissant devant lui comme j'avais l'habitude de le faire. « J'aurais dû être à l'heure. Excuses-moi. C'est juste que... » Je m'arrêtais subitement dans mes paroles pour ne plus rien dire. Je ne voulais pas l'embêter avec mes problèmes dus à cette date. « Pour m'avoir fait tombé, tu peux bien m'aider à me relever, n'est-ce pas ? » Enchaînais-je sur un autre sujet pour oublier ces paroles que je n'avais pas explicitement avoué.

Aerith&Ephraïm

L'angoisse avait été si soudaine, si inopportune. Jamais auparavant Ephraïm n'avait pu parer à cette éventualité : qu'il ne soit pas le premier à partir. Même si le décès de leurs parents avait été inattendu et bien trop tôt, c'était dans la nature des choses que les deux frères se retrouvent un jour ou l'autre livrés à eux-même. C'est pourquoi, en tant qu'aîné, il s'était préparé à être le prochain Hopkins sur la liste. Mais après tout, cette malédiction, cette horreur qui frappait Ojai n'était-elle pas la seule maîtresse du jeu ? Certaines personnes vivaient là depuis plus de deux décennies, le couple Hopkins n'avait survécu que quelques années seulement. Le sort était arbitraire, il n'était ni raisonnable ni obéissant à l'ordre des choses. La chaleur qui avait réveillé ses membres, ce sentiment effroyable qui avait éveillé chacun de ses sens... Sur le moment, l'ancien étudiant en architecture s'était senti revivre pour mieux percevoir la mort qui l'entourait. Elle était là, régnant fièrement sur ses tombes, attendant qu'une âme innocente ne vienne rejoindre les rangs tôt ou tard. Elle épiait chacun des bruits, chacun des ombres qui signifierait un nom de plus sur le registre nécrologique. Aerith avait-il réussi à apprivoiser cette grande Inconnue pour mieux retarder son échéance ? Relativisait-il tant la menace qui pesait sur eux qu'il se permettait d'être en retard à l'une de leurs rencontres les plus solennelles ? Tant d'inquiétude poussa Ephraïm à se jeter sur son jumeau sitôt qu'il avait daigné se montrer. Ce dernier perdit l'équilibre sous la surprise de cette violence mais ne répliqua pas. Il ne le connaissait que trop : Ephraïm avait cherché une réaction, il avait demandé à ce qu'on le repousse à son tour pour que Rith puisse lui montrer qu'il se préoccupait toujours de lui. Mais comme à son habitude, le flegme de son cadet demeura toujours.

« Oh non tu n'es pas désolé ! Tu crois vraiment pouvoir me faire poireauter dans ce trou à rats ? Tu veux que je m'enracine ou quoi ? » C'était bien là l'un des principaux traits de caractère qui séparaient les trentenaires. Là où Aerith savait maîtriser son trop plein d'émotions, le façonner, le garder précieusement pour alimenter sa si précieuse âme artistique, Ephraïm ne parvenait qu'à redevenir un enfant colérique. Autrefois son échappatoire aurait été la production créative. Il aurait griffonné, construit n'importe quoi des heures durant pour évacuer sa nervosité. Aujourd'hui, la danse comme la fabrication n'étaient plus qu'un vague souvenir amer. L'ainé restait debout tandis que son frère étaient encore sur le sol boueux du cimetière. On avait retourné le terrain il n'y a pas si longtemps, on pouvait encore humer le fumet de la terre fraîche. Quand Aerith s'excusa une nouvelle fois, Ephraïm refréna la pulsion de le pousser de nouveau pour lui avoir fait si peur. Il s'apprêtait plutôt à répliquer férocement mais on lui demanda de l'aider à se relever. Le visage fermé et boudeur, il lui tendit alors la main. Quand le danseur tendit la sienne pour la saisir, Ephraïm la recula d'un coup comme pour lui faire comprendre qu'il allait devoir se débrouiller seul. Ca n'était qu'une farce, quoique ses traits contrits laissaient entendre le contraire et finalement, il retendit sa main pour attirer Aerith vers lui. Quand il fut debout, Ephraïm rompit tout contact. Ca avait toujours été comme ça dans la famille Hopkins. Il était l'ainé renfermé qui enfant ne faisait jamais de bisou à son frère, qui n'aimait pas les effusions affectueuses et qui préférait montrer d'une manière singulière l'importance qu'il accordait à certaines personnes. Qui aime bien châtie bien, un adage bien véritable dans le fond. Et Ephraïm n'était pas prêt à oublier cet affront. « Tu n'y échapperas pas. Pourquoi t'es en retard ? » Son regard vert se posa un instant sur les tombes jumelles qui unissaient leurs parents jusque dans l'au-delà avant de reporter son attention sur l'intéressé. « Ca me tue déjà bien assez de venir là. Comment tu fais pour supporter tout ça ? » Une questions qui n'en était pas vraiment une. Il n'avait jamais réellement compris les choix d'Aerith d'autant plus que c'était un homme sociable qui était apprécié de la plupart d'Ojai, pourquoi se retirer dans un tel endroit morbide ? De toutes les manières, cette date précise était suffisamment lourde pour qu'Ephraïm ne puisse être en état de comprendre quelqu'un. Il voulait faire son devoir, respecter l'hommage aux morts puis s'enfuir aussi vite qu'il était venu.